Retour sur les enquêtes policières liées aux attaques en manif contre les mégabassines

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Mégabassines : comment la justice traque les militants écolos

Article de Libération, 4 janvier 2023

Deux personnes soupçonnées d'avoir dégradé une réserve d'eau en Charente-Maritime sont jugées ce jeudi à La Rochelle. Fadettes, filature et géolocalisation… Pour les identifier, les enquêteurs ont déployé des moyens hors norme.

Des suspects géolocalisés en temps réel, leurs relevés d'imposition, de CAF ou d'assurance maladie disséqués, leurs factures téléphoniques analysées dans le moindre détail, leur entourage identifié ; une femme suivie et photographiée par des gendarmes alors que son portable ne la situait pas sur les lieux des faits (elle sera mise hors de cause) … Cette débauche de moyens a été déployée par les gendarmes afin de retrouver les personnes suspectées d'avoir dégradé une bassine agricole, en novembre 2021 à Cram-Chaban (Charente-Maritime). Alors même que cette retenue d'eau censée servir à l'irrigation ne pouvait pas être utilisée et a finalement été jugée illégale.

Ces investigations aboutissent au renvoi devant le tribunal correctionnel de La Rochelle, ce jeudi, de Nathanaël B. et Romain R., que les gendarmes estiment reconnaître sur des images prises lors des faits. Ils risquent jusqu'à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Protestant contre ces poursuites, les opposants aux retenues d'eau organisent un rassemblement devant le tribunal le même jour, pour y faire « le procès des bassines plutôt que des militants ». Libération révèle le déroulement d'une enquête préliminaire qui illustre l'ampleur des efforts de l'Etat et de la justice pour réprimer les personnes suspectées de dégradations matérielles dans le cadre des contestations environnementales. Un groupe dédié de gendarmes a d'ailleurs été constitué à la section de recherche de Poitiers — une unité habituellement chargée du « haut du spectre » délinquant et criminel.

Profil génétique

Le 6 novembre 2021, les opposants aux bassines, ces retenues d'eau objet d'une vive contestation depuis plus d'un an, organisent une manifestation contre la construction d'un ouvrage à Mauzé-sur-le-Mignon (Deux-Sèvres) mais sont empêchés par les gendarmes d'accéder au site. Les manifestants contournent alors les barrages et traversent un cours d'eau à pied pour se rendre sur une réserve déjà construite — elles sont nombreuses dans l'ex-Poitou-Charentes — , dans le département voisin, en Charente-Maritime, à Cram-Chaban. La bâche de cette installation, gérée par une association syndicale autorisée d'irrigation (Asai) réunissant des agriculteurs, est découpée et en partie brûlée. « Cette réserve est maintenant inutilisable », déplore l'un des exploitants lors de son dépôt de plainte à la gendarmerie. Un devis pour un « remplacement complet » évalue le coût des travaux à plus de 500 000 euros.

« Les manifestations qui étaient jusqu'alors pacifistes et 'bon enfant' ont été probablement rejointes par des organisations apparentées à l'ultra-gauche et à l'écologie radicale », s'alarme le procès-verbal de synthèse, rédigé l'été dernier au terme de huit mois d'investigations. Celles-ci commencent par des constatations sur place, le 7 novembre 2021. Les tags sur le site donnent le ton de la manifestation de la veille : « Acab » (acronyme anglais de « tous les flics sont des bâtards »), « bassines assassines », « omnia sunt communia » (« tout est à tous » en latin), etc. Plusieurs objets sont collectés par les scientifiques de la gendarmerie : restes de feux d'artifice, autocollants, un bonnet, et même un trognon de pomme. Un autre objet est aussi prélevé aux abords de la bassine : un couteau. A-t-il servi à en découper la bâche ? Oui, affirme la fonctionnaire du renseignement territorial, présente à la manifestation, qui a récupéré la lame. Un profil génétique féminin est découvert sur l'objet, mais il ne sera pas identifié.

Les militaires poursuivent leur enquête en visionnant de nombreuses photos et vidéos des faits. Celles-ci ont été « réalisées tant par les forces de sécurité engagées, que par des médias régionaux ou nationaux, que par des participants faisant partie du collectif ou de formations engagées contre ce type de projet (les Soulèvements de la Terre, Reporterre, la Confédération paysanne) », écrivent les enquêteurs, plaçant sur le même plan militants, syndicat agricole… et journalistes faisant leur travail d'information. Les images « permettent d'isoler douze individus commettant des dégradations sur la réserve de substitution de Cram-Chaban », résume un PV. Chacun écope d'une lettre : « individu A », « individu B », etc. Reste à les identifier. Pour ce faire, des captures d'écran font l'objet d'une « diffusion nationale au sein des unités de gendarmerie et de police nationale ». Trois identités remontent alors aux enquêteurs.

Filature

Il y a d'abord Carole (1), qui réside dans le nord-ouest de la France. A partir de ses factures téléphoniques, les gendarmes constatent que « la ligne ne déclenche aucune antenne relais sur la région » au cours des quatre derniers mois de l'année 2021. Pas suffisant pour la disculper, même si les faits ont été commis le 6 novembre en Charente-Maritime. En vue d'établir « une éventuelle correspondance physique [de Carole] avec l'individu nommée A », les gendarmes parcourent plusieurs centaines de kilomètres depuis Poitiers. Ils se rendent au domicile de Carole pour monter « un dispositif de surveillance sur la voie publique afin de procéder à des prises de vues photographiques ». Bref, une filature. Les militaires l'observent déposer un enfant à la crèche, puis se rendre au supermarché. Sur le parking de la grande surface, ils photographient Carole à son insu, pour conclure que c'est bien une fausse piste : sa « morphologie ne correspond pas du tout à celle de l'individu A » — qui ne sera finalement jamais identifié.

Autre identité qui remonte aux gendarmes après la diffusion nationale des images de la dégradation de la bâche : celle de Julien (1). Des réquisitions le concernant sont envoyées à la caisse d'allocations familiales de son département, aux impôts, à l'Urssaf, au bailleur social de son logement. Les gendarmes épluchent également ses fadettes entre septembre et décembre 2021. Les numéros les plus appelés font l'objet de réquisitions supplémentaires, auprès des opérateurs téléphoniques, pour connaître les titulaires des lignes. Avec ces informations, les enquêteurs dressent un schéma des relations personnelles du suspect. Mais ce sous-dossier est abandonné quand les militaires comprennent que l'« individu D » visible sur les vidéos ne serait pas Julien, comme cela leur avait été suggéré, mais Romain R.

Cette piste s'ouvre car Romain R. est membre de la même petite association de protection de la nature que Nathanaël B. Le nom de ce dernier est le troisième à être remonté aux enquêteurs à la suite de la diffusion nationale des images des personnes suspectées des dégradations. Ce sont ces deux hommes de 28 et 31 ans qui comparaissent ce jeudi à La Rochelle. Au cours de l'enquête, les gendarmes ont envoyé des réquisitions les concernant aux impôts, à la caisse d'allocations familiales, à la mutualité sociale agricole, ou encore à Pôle Emploi, pour collecter ce que chaque administration sait d'eux. Les gendarmes recourent également à la « coopération internationale » pour obtenir des informations sur un déplacement de Nathanaël B. à l'étranger dans le cadre de son travail associatif, au début de l'année 2022.

Les militaires décortiquent leurs factures de téléphone détaillées au cours des cinq derniers mois, ce qui leur permet à la fois de cartographier leur entourage, et de constater que chacun des deux « se montre très mobile », écrit le procureur qui dirige les investigations. C'est ainsi que le magistrat justifie le fait de mandater une entreprise afin qu'elle géolocalise Romain R. et Nathanaël B., en temps réel, dans les jours qui précèdent leur audition, au printemps 2022. La prudence est toutefois inutile : il suffira aux militaires de les appeler pour qu'ils se présentent à la gendarmerie. Au cours de leur garde à vue, ces deux proches, défenseurs de l'environnement et soigneurs animaliers, refusent de répondre aux questions des enquêteurs, notamment celles sur leur opposition aux bassines, ou leur comportement le jour de la manifestation. Les véhicules aménagés dans lesquels Romain R. et Nathanaël B. vivent sont perquisitionnés.

(1) Les prénoms ont été changés.

Procès de manifestants anti-bassines : les enquêteurs emploient des techniques dignes du renseignement

Article de Libération, 5 janvier 2023

Cinq hommes sont jugés ce vendredi 6 janvier au tribunal correctionnel de Niort. Accusés d'avoir commis violences et dégradations le 22 septembre 2021 lors d'une manifestation, ils ont été identifiés grâce à des méthodes policières très sophistiquées.

En treize mois d'investigations, les gendarmes ont noirci 1 200 pages de procédure. Relevés des plaques d'immatriculation des voitures stationnées à proximité des faits, analyse de centaines de vidéos et de photos prises sur le moment, dizaines de réquisitions pour retrouver les téléphones ayant borné sur la zone, innombrables recours aux fichiers de police pour lister les personnes qui pourraient être impliquées…

Cette enquête, dirigée par le parquet de Niort (Deux-Sèvres), illustre à nouveau les efforts intenses déployés par l'Etat pour traduire en justice les manifestants suspectés d'avoir commis des infractions dans le cadre de la contestation des bassines censées sécuriser l'irrigation d'une poignée d'exploitations agricoles. Quitte à recourir à des méthodes qui s'apparentent à celles du renseignement, ou de la lutte contre la criminalité organisée, comme le révèle Libération

Militaires armés d'appareils photos

Lorsque les protestataires arrivent sur le site des travaux, les machines ont été retirées par les ouvriers. Sauf une. Encerclée par les manifestants qui la couvrent de tags, une tractopelle est remplie de cailloux, et l'un de ses réservoirs bourré de céréales : près de 9 000 euros de dégâts, selon un devis de réparation. Sur le moment, un détachement de gendarmes mobiles tente de sécuriser l'engin, sans succès. Trois militaires sont blessés, écopant d'un à quatre jours d'ITT.

C'est pour ces faits que comparaissent cinq hommes à Niort. Christian D., 60 ans, agriculteur en Loire-Atlantique, est poursuivi pour avoir blessé un militaire en lui jetant une pierre, tout comme Anid S., 31 ans, étudiant à Rennes. Yann V., 42 ans, agriculteur des Deux-Sèvres, est soupçonné d'avoir mis un coup de poing à un gendarme. Quant à Franck M., 31 ans, sans profession, et Thomas U., 32 ans, en cours d'installation comme paysan boulanger dans les Deux-Sèvres, ils sont poursuivis pour des dégradations commises sur l'engin de chantier. Ils encourent jusqu'à sept ans de prison et 100 000 euros d'amende chacun.

Pour aboutir à ces renvois devant le tribunal correctionnel, les enquêteurs de la brigade de recherche de Niort se sont notamment appuyés sur une quantité impressionnante d'images du rassemblement du 22 septembre 2021, produites par les médias, les militants, mais surtout par les militaires. Une cinquantaine de vidéos ont été enregistrées par les gendarmes mobiles, dont les unités de maintien de l'ordre sont accompagnées d'une « cellule image ordre public » (CIOP). Les images ont été prises de l'hélicoptère de gendarmerie déployé ce jour-là, proviennent des bandes de vidéosurveillance de la municipalité et d'un parking de Niort, ou ont été captées par le « groupe PJ » (« Police Judiciaire »), une unité de la gendarmerie chargée des enquêtes.

Illustration de cette pratique : un post Twitter du quotidien local la Nouvelle République montre au moins quatre militaires positionnés sur un talus, armés d'appareils photos, de caméscopes et de téléphones. Les enquêteurs filment certains manifestants en train de quitter la tenue qu'ils portaient au moment d'un pique-nique à Niort — qui a précédé le déplacement de la manifestation sur le chantier de la bassine — pour se couvrir de bleus de travail, de combinaisons blanches, ou encore de masques d'animaux inspirés du dessin animé la Pat'Patrouille . Certaines de ces personnes déguisées sont ensuite filmées en train de commettre des infractions. Un travail approfondi de recoupement démarre alors.

Les enquêteurs attribuent une lettre à onze personnes suspectées — déguisées, masquées, ou non — et tentent de les identifier. Au final, seules sept le seront, dont les cinq hommes jugés ce vendredi. Certains suspects ont vu leur portrait photo enrichir la base de données du Traitement des antécédents judiciaires (TAJ). Ce fichier, qui recense notamment les personnes ayant eu affaire aux forces de l'ordre, dispose d'une fonctionnalité de reconnaissance faciale. Si cette méthode ne donne rien, des fiches de diffusion agrémentées de clichés sont envoyées à d'autres services de gendarmerie ou de police.

« Connu manif OGM »

C'est ainsi que Thomas U. est reconnu par le gendarme qui l'avait contrôlé quelques semaines auparavant à proximité du chantier. A cette occasion, le trentenaire s'était « réclamé » du collectif Bassines mon merci (BNM), un groupe de militants en lutte contre les retenues d'eau qui a essaimé un peu partout dans l'ouest de la France. Par conséquent, une « fiche de renseignement simplifié » (FRS) est rédigée, « conformément aux instructions reçues de notre hiérarchie en ce qui concerne les réserves de substitution », souligne l'enquêteur. Plusieurs fiches de ce genre ponctuent la procédure. Les informations produites par les brigades au fil de leur travail quotidien nourrissent à la fois le renseignement des gendarmes et les investigations judiciaires. Libération a contacté la direction générale de la gendarmerie pour connaître le volume ou la fréquence à laquelle sont crées ces fiches de renseignement visant cette contestation environnementale, mais celle-ci n'a pas répondu.

Les plaques d'immatriculation intéressent particulièrement les militaires. Ils relèvent celles des 200 véhicules présents au pique-nique à Niort, qui constitue la première partie du rassemblement, puis celles des véhicules garés près de la retenue d'eau en chantier, où la manifestation se poursuit. Dans la foulée, une centaine de personnes recevront des contraventions pour stationnement interdit, selon le décompte de BNM, ce que la préfecture des Deux-Sèvres ne conteste pas.

Mais ce relevé systématique des plaques permet surtout aux enquêteurs d'identifier les conducteurs et d'interroger le TAJ à leur sujet. Plusieurs tableaux récapitulent les informations connues : une ligne par immatriculation, avec photo du propriétaire du véhicule. Dans l'un, on lit : « Connu manif OGM » ou « NDDL » (Notre-Dame-des-Landes). « Il ressort 23 individus défavorablement connus de nos services », relatent les gendarmes. Dans le tableau qui leur est consacré, on apprend que l'un a fauché du maïs transgénique dans la Beauce en 2004, qu'un autre est membre du groupe de désobéissance civile Extinction Rebellion, ou encore qu'une troisième est identifiée « comme étant des 'forces communistes' ».

Les opérateurs téléphoniques réquisitionnés

Les gendarmes ratissent encore plus large. A partir de ces 23 individus « défavorablement connus », ils identifient « 170 personnes [enregistrées dans le TAJ comme] co-auteurs ayant commis des faits similaires » à ceux sur lesquels ils enquêtent (violences contre personnes dépositaires de l'autorité publique et dégradations). Les militaires dressent alors un nouveau tableau, d'une trentaine de pages, comprenant les photos des « co-auteurs ». Pour quel usage ? Difficile à dire. Aucune des 170 personnes ainsi recensées n'est poursuivie dans le cadre de cette procédure.

Dans cette enquête aux filets dérivants, les gendarmes relèvent aussi les numéros de tous les téléphones utilisés aux horaires de la manifestation et à proximité de Mauzé-sur-le-Mignon. Cela nécessite de nombreuses réquisitions auprès des différents opérateurs, pour savoir quelles antennes couvrent les lieux, puis pour identifier les numéros associés aux téléphones qui s'y sont connectés, ce 22 septembre 2021, entre 15 et 19 heures.

L'intérêt ? Les enquêteurs s'intéressent par exemple à un individu masqué, qu'ils soupçonnent d'avoir commis des dégradations, et que l'on voit utiliser son téléphone dans une vidéo horodatée à 16h30. Un analyste de la brigade départementale de renseignements et d'investigations judiciaires (BDRIJ) va donc chercher quels numéros, parmi les « 349 » utilisés dans la zone entre 16 heures et 16h30, s'activent précisément à ce moment-là. Malgré cette débauche de moyens, l'enquête n'est pas parvenue à identifier le suspect.

« Logique de criminalisation »

La téléphonie permet d'aller encore plus loin. En recourant à un complexe schéma d'analyse criminelle (appelé Anacrim), les enquêteurs identifient un numéro qui les intrigue particulièrement, car il n'émet que pendant trois jours (de la veille au lendemain de la manifestation), et que l'identité de son utilisateur n'est pas connue des opérateurs. Un minutieux recoupement leur permet d'identifier un titulaire potentiel. Celui-ci n'est pas poursuivi dans cette procédure, mais il intéresse les gendarmes, car « il a fait usage de techniques permettant de conserver au maximum son anonymat » et que « vu le nombre de contacts et le trajet effectué, nous pouvons penser qu'il soit lié à l'organisation du déplacement ».

Lise-Marie Michaud et Pierre Huriet, avocats des cinq prévenus, dénoncent la « logique de criminalisation » qui sous-tend ce dossier : « Le seul fait de participer à ces mouvements anti-bassines est suspect, il y une surveillance de tous ces réseaux et un zèle incroyable. […] La prévention des troubles à l'ordre public ne peut pas justifier un tel niveau de flicage », déplorent-ils.

Sollicité par Libération , le procureur de Niort confirme que « les enquêtes relatives aux infractions commises [lors de la mobilisation de Mauzé-sur-le-Mignon] ne sont pas toutes terminées ». Des propos tenus par le porte-parole emblématique de Bassines non merci, Julien Le Guet, qui lançait ce jour-là « une bassine construite, trois bassines détruites », lui ont d'ailleurs déjà valu une garde-à-vue.